« Enfin te voilà, petite sœur ! » Je sentis des bras s’enrouler autour de ma forme, me soulevant soudainement. Instinctivement, je me débattis quelques instants avant de me laisser faire entre les bras de mon interlocuteur. Je me tortillai maladroitement pour lui faire face, l’observant d’un œil sombre. « Gabriel … » Car oui, il s’agissait bien du plus jeune des Archanges. Je le regardai longuement, ne sachant trop quoi lui dire. Le regard de son véhicule ne quittait pas le mien, comme s’il cherchait à me sonder jusqu’au plus profond de mon être. Je pris alors un air qui se voulait neutre dans l’espoir qu’il cesse de me regarder de la sorte. En vain. Gabriel était l’électron libre de la famille, le fauteur de trouble, l’excentrique. Il ne faisait rien comme les autres, se démarquant du reste de notre immense famille par son comportement plus qu’atypique. Beaucoup de nos frères et sœurs n’appréciaient guère ce comportement, mais à mes yeux Gabriel n’en était que plus appréciable. C’était sans le moindre doute le frère dont j’étais le plus proche. Il était certes turbulent, mais cela ne voulait pas dire qu’il n’était pas à l’écoute de ses cadets.
« Alors Judicael … J’ai entendu que tu avais fait des tiennes avec Zachariah. Encore une fois. » Son ton n’était pas malicieux ou autre, mais je sentis mon cœur – à sens métaphorique ici – se serrer. Il était vrai que Zachariah et moi ne parvenions pas à nous entendre, cependant il était mon supérieur et se permettait de m’humilier quasiment constamment. Chose que je n’acceptais pas. Je ne pouvais néanmoins pas lui répondre ouvertement, sous risque d’être accusée de rébellion, alors je préférais prendre la fuite. Pour échapper à la honte. Pour échapper aux regards de mes semblables. Je n’avais qu’une envie ; oublier ma dernière querelle avec mon supérieur. Toutefois je savais que Gabriel ne lâcherait pas l’affaire tant que je ne lui aurais pas répondu. Je détournai les yeux, subitement mal à l’aise. Je n’avais pas envie d’en parler. Je n’avais pas même envie d’y penser. Cependant mon aîné était aussi réputé pour son entêtement, malheureusement pour moi. Je sentais son regard posé lourdement sur moi et, après avoir faiblement protesté, entrepris de lui raconter ce qu’il s’était passé. Encore une dispute sans importance. L’Archange m’écouta patiemment, gardant le silence. Et une fois qu’il eut le fin mot de l’histoire, il fit de son mieux pour m’encourager, me poussant à ne pas baisser les bras. Tant bien que mal, je me laissai convaincre, laissant derrière moi ma rancœur à l’égard de Zachariah pour me concentrer sur la bonne humeur de Gabriel, me mettant à parler de choses peu importantes en sa compagnie.
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J’en voulais terriblement à Michael et Lucifer. Tous deux étaient les plus vieux d’entre nous, les premiers que Père avait créé, cependant ils ne semblaient pas être les plus matures. Cela faisait un moment que les deux ainés de la fratrie se disputaient de manière plutôt violente et poussaient même certains à prendre parti dans leur conflit. Pour ma part, je préférais rester neutre ; leur dispute ne menait absolument à rien, n’amènerait que la misère et le chaos sur nous. Je le savais, je le sentais. Mais ce qui me mettait véritablement hors de moi, c’était le fait que Gabriel avait fui le Paradis à cause de cela. Je lui en voulais de m’avoir abandonnée alors que j’avais tant besoin de sa présence, j’en voulais à Michael et Lucifer de l’avoir poussé à une telle extrême qu’il n’a pas vu d’autres solutions que de partir. Cependant par-dessus tout ; je me sentais abandonnée par tous. Par Gabriel – car il avait pris ses jambes à son cou sans m’en toucher un mot – et par les autres – car je refusais catégoriquement de prendre position –. J’avais l’impression de ne pas avoir ma place où que ce soit. Je me retrouvais peu à peu écartée de mes frères et sœurs. J’étais, lentement mais sûrement, coupée de la chaine de commande. Ce fut à ce moment-là que je me décidai à partir moi aussi, suivant l’exemple de mon frère aîné Gabriel. Je voulais me rendre sur Terre et passer inaperçu aux yeux de mes semblables. Et je ne doutais pas que j’y parviendrais ; personne ne remarquerait mon absence, n’étant désirée de nulle part.
Je foulai donc le sol terrestre pour la première fois en plein milieu du conflit entre Michael et Lucifer. Je restais de longues semaines – voire même mois, le temps était un concept que j’avais du mal à saisir – sans formes, invisible pour le commun des mortels. Ce ne fut qu’après avoir longuement observé un humain aux allures solitaires que je me décidai à entrer en contact avec lui au travers de ses rêves. J’appris ainsi qu’il se prénommait Caleb, qu’il était le dernier né d’une famille de huit enfants et qu’il ne parvenait pas à trouver sa place dans ce monde. Tout comme moi. J’attendis avant de lui soumettre ma proposition ; qu’il me prête son corps afin que je puisse découvrir le monde des Humains plus en détails. J’attendis quelques semaines encore et, à ma grande surprise, il accepta sans la moindre hésitation. Je revêtis donc l’apparence de Caleb, découvrant pour la première fois ce qu’était d’avoir un corps physique, d’avoir une peau et des os.
J’arpentais durant des années ce qui allait plus tard être connue sous le nom de Terre Sainte. Je vivais comme un véritable Humain, pour mon plus grand plaisir. Une des choses que je préférais était manger. Je n’en ressentais pas le besoin, mais le goût des aliments que j’avais pu découvrir m’avait ravie. J’avais une faiblesse pour les fruits sucrés et pleins de jus. Durant cette période de mon existence – que je n’hésitais pas de qualifier de meilleure période, celle durant laquelle j’ai été la plus heureuse – je parvins à oublier ma famille complètement déséquilibrée. J’oubliai le conflit que mes aînés se déchiraient là-haut, j’oubliai qu’une guerre était très certainement en train de se préparer si elle n’avait pas déjà lieu. J’oubliai tout cela à un tel point que je baissai totalement ma garde. Aussi ce fut avec une certaine surprise que je croisai l’un de mes frères – qui n’eut aucun mal à me reconnaître – après plus de vingt ans passés sur Terre. « Judicael … avait-il commencé, son véhicule affichant un air déchiré. Ma sœur, tu dois rentrer. Nos frères et sœurs te réclament. » « Nathaniel, je crains de ne pouvoir accéder à ta requête. Je n’ai pas l’intention de rentrer. » J’avais été plus froide que prévu en lui répondant et avais pu voir les muscles de son corps se tendre. Il m’observa un instant, l’air attristé. « Ma sœur, ne dis pas cela, je t’en prie. Je suis incapable de te faire du mal, de te forcer à revenir si tu n’en as pas envie. Mais tous nos frères et sœurs ne sont pas comme cela … Tu sais aussi bien que moi qu’il y en a qui n’hésiteront pas. »
Et oui, je le savais. Mais j’avais eu l’espoir insensé que l’on me laisserait tranquille, qu’on ne verrait pas en moi la moindre menace ou le moindre atout. J’aurais dû suivre les bons conseils de Nathaniel au lieu de me méfier de lui. J’aurais dû l’écouter et rentrer à ses côtés. Mais j’avais refusé de mettre ma fierté mal placée de côté. J’avais refusé de revenir sur mes convictions et cela m’avait porté préjudice. Peu de temps après ma rencontre avec Nathaniel, quelques-uns de mes frères vinrent à ma rencontre et me forcèrent à rentrer, m’encadrant fermement et se montrant parfois trop dur lorsque je tentais de me défaire de leur emprise. Ainsi donc après deux décennies passées sur Terre, je me retrouvais emprisonnée – car il n’y avait pas d’autres mots pour décrire ma situation – au Paradis. Je fus longuement punie pour ma désertion mais ne fus pas condamnée à une peine plus lourde que le châtiment qui me fut infligé, mes supérieurs ayant probablement cru que je leur serais d’une quelconque utilité durant le conflit qui s’annonçait plus intense.
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Mon retour au Paradis ne fut pas des plus agréables, bien au contraire même. On m’obligea à abandonner mon véhicule qui, sous la violence de l’évènement, succomba. On me força à revenir à l’endroit que je considérais être responsable de tous mes problèmes. On me regarda longuement de travers, me faisant silencieusement comprendre que l’on me considérait à présent comme une traitresse. J’étais – en somme – tout en bas de la chaîne alimentaire. J’allais déjà devoir subir le châtiment qui avait été choisi pour mon comportement que tous jugeaient déplacé, inapproprié. L’envie de fuir une nouvelle fois ne me manquait pas, cependant j’étais sous haute surveillance, il m’était donc impossible de faire le moindre geste sans qu’un de mes frères ne soient au courant. Je devais donc subir en silence. Je me renfermai donc sur moi-même, faisant de mon mieux pour tenir bon. Et en plus de ma punition s’ajoutait le poids de la culpabilité que j’éprouvais ; Caleb était mort par ma faute. Si beaucoup de mes frères et sœurs se fichaient pas mal des corps qu’ils empruntaient, ce n’était pas mon cas. J’avais appris à connaître Caleb et aussi à l’apprécier, aussi sa mort m’avait-elle profondément affectée. Mais je ne pouvais pas en parler. Personne ne m’écouterait. Personne n’en avait envie.
Une fois mon châtiment terminé, je reçus l’ordre de rentrer de nouveau dans le rang. Je dus prendre les armes aux côtés de mes frères qui se battaient contre Lucifer. Et si au départ cela ne m’enchantait guère, je reconnaissais que cette bataille était tout de même nécessaire. Je n’occupais toutefois pas un poste très important. Comme j’ai déjà pu le dire plus tôt, j’étais en bas de la chaîne alimentaire, on ne pouvait pas me faire confiance. J’étais un maillon faible. Aussi, si je ne revenais pas de cette guère, je ne serais pas considérée comme une grande perte. Toutefois, je ne tombai pas au combat. Je fus blessée, certes, mais je pouvais encore revenir. Une fois cette bataille achevée, je fus encore mise à l’écart et dus suivre les ordres que l’on me donnait sans réfléchir. Je courbai l’échine pendant des années, des décennies, des siècles … Avant qu’une discussion avec l’un de mes frères ne vienne me perturber.
« Judicael, il faut que nous parlions. » J’avais longuement hésité avant de suivre Nathaniel dans un endroit isolé du Paradis, ne sachant trop sur quel pied danser avec lui. C’était lui qui, après tout, avait dû transmettre ma location aux Anges qui m’avaient ramenés. Je ne lui en voulais pas, il n’avait fait que suivre les ordres, j’étais juste méfiante. Mais malgré tout j’avais accepté de discuter avec lui. Ma sœur, je ne te reconnais pas. Depuis que tu es rentrée, tu n’es plus la même. Et, bien que je sois assez mal placé pour te dire ça, il faut que tu t’en ailles. Nos frères et sœurs ne comptent pas sur toi, dans tous les cas, tu seras la première à disparaître lorsque le besoin de sacrifier l’un d’entre nous. Je ne peux l’accepter. » Je pus lire la sincérité de ses propos dans ses yeux, ce qui me fit frissonner. Je n’avais pas envie que mon existence se termine aussi tôt. Je ne sus quoi lui répondre, sur le moment, et me contentai donc d’hocher la tête, surprise par l’attention que Nathaniel me portait ; je ne pensais pas qu’il se souciait de moi à ce point-là.
Je rencontrai mon frère plusieurs fois encore pour discuter de cela et bientôt nous eûmes établis un plan pour me permettre de partir. Nathaniel couvrirait mon départ alors que je me cacherais sur Terre. Une fois notre dessein établit, je ne tardai pas à quitter le lieu qui m’avait vu voir le jour. Je me retrouvai donc une nouvelle fois sur Terre et, cette fois-ci, trouvai donc un véhicule plus rapidement que la première fois. Une jeune femme à la jolie chevelure rousse de vingt-quatre ans. Elle avait été élevée dans une famille très catholique et était fille unique. Elle n’avait pas d’emploi, passant tout son temps à l’association de quartier qui aidait les familles défavorisées. Lorsque je lui avais proposé de me prêter son corps, elle n’avait pas hésité une seule seconde, ignorant que les Anges n’étaient as les créatures bienveillantes que la Bible dépeignait. Cependant je ne pensais pas que cela m’aide ; j’avais terriblement besoin d’un véhicule, pour me fondre dans la masse, et cela ne m’aiderait pas de lui dire que mes frères et sœurs étaient des Soldats. Tout comme moi d’ailleurs. De plus, elle ne m’avait pas posé de questions à ce sujet. Je laissai donc cette partie-là dans l’ombre.
Cela fait à présent quelques mois que j’ai revêtis un nouveau corps – celui d’une certaine Annabeth – et que je marche sur Terre. L’ambiance est beaucoup plus sombre que la dernière fois que je m’y étais rendue, les choses ont bien changé. J’ai toujours refusé de prendre parti, cependant les évènements récents m’ont poussé à revoir mon opinion. J’ai décidé de faire ce qui me semble juste et donc de rejoindre le camp des Humains ; mon Père nous a dit d’Aimer ces êtres qu’Il avait créés. Et bien que je ne puisse pas dire que j’ai un sentiment quelconque à leur égard, je ne peux pas non plus fermer les yeux sur leur existence et les dangers qui rôdaient.